Zadig et la question de la Providence

Exilé de Babylone, contraint d'errer à travers l'Orient, Zadig se préoccupe désormais moins de son bonheur que du sens de sa destinée. À quelle logique obéissent les événements qu'il vit? Est-il libre ou le jouet d'un déterminisme (= enchaînement inévitable des faits). Est-ce la Providence (= influence de Dieu sur sa création) qui règle en profondeur la vie des hommes? Pourquoi le Mal existe-t-il? C'est à ces questions que le conte essaye de répondre, afin de mieux faire comprendre les raisons qui rendent le bonheur si difficile.


Table des matières


La liberté et la nécessité

L'impossibilité d'une liberté absolue

Au début du roman, Zadig, doté de toutes les perfections, jouit d'une liberté absolue. Souverainement responsable de ses actes, affranchi des passions destructrices, il manifeste son libre arbitre par une générosité au service des autres et de la vertu (Chapitre V). À travers ce personnage autonome, confiant en lui-même et dans l'existence, Voltaire décrit son propre idéal de la liberté. Apanage des êtres supérieurs, fruit d'une sagesse vigilante et condition du plus grand bonheur, la liberté fait participer l'homme à la toute-puissance divine, elle lui donne une marge d'action comparable à celle de ce Dieu qui régit l'univers.
Or le sentiment de liberté absolue qu'éprouve Zadig, fondé sur l'autonomie de ses actes et sur la certitude de leur légitimité, va s'évanouir au contact de l'expérience, d'une réalité contraire à ses désirs et à ses idéaux. Au début du conte, le héros est heureux parce qu'il constate une atténuation entre sa volonté d'être libre et le déroulement de sa destinée. Mais à mesure que les malheurs vont l'accabler, il va se sentir peu à peu dépossédé de cette liberté. Il ne va plus se reconnaître dans sa destinée. Il devient alors une sorte d'automate, de marionnette aux mains de la nécessité, d'un destin qui le dépasse et le manipule. Zadig, qui voulait construire sa vie sur un idéal de vertu et sur sa volonté libre, est brutalement confronté à la férocité des passions humaines et aux hasards aveugles du destin. Et pourtant personne n'est moins fataliste que lui, personne n'est moins disposé que lui à accepter les événements tels qu'ils se présentent. Il fait au contraire des efforts acharnés, du début à la fin du roman, pour comprendre ce qui lui arrove et pour donner un sens à ce qui, en apparence, n'en a pas.

Le triomphe du Mal

Zadig se rend vite à l'évidence. Le monde, loin d'obéir à une logique supérieure, semble livré au pur hasard. Il n'est pas régi par un principe de justice qui rémunère logiquement les bonnes actions, tout en châtiant les mauvaises. Ce ne sont pas les sages qui jouissent du bonheur, mais ceux qui abondent dans le sens du Mal et de leurs passions. Tel est le constat que Zadig dresse, au moment où il est contraint de s'exiler de Babylone:

Tout ce que j'ai fait de bien a toujours été pour moi une source de malédictions, et je n'ai été élevé au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible précipice de l'infortune. (Chapitre VIII)

Abrogad, le brigand, incarne emblématiquement la réussite et le bonheur des méchants. Situation qui scandalise le jeune homme:

Ô fortune! ô destinée! un voleur est heureux et ce que la nature a fait de plus aimable a péri peut-être d'une manière affreuse, ou vit dans un état pire que la mort. Ô Astarté! qu'êtes-vous devenue? (Chapitre XIV)

Même désespoir lorsque Zadig se remémoire, en compagnie du pêcheur, la manière avec laquelle Orcan lui a ravi Sémire:

Ah! dit-il au pêcheur, Orcan mérite d'être puni. Mais d'ordinaire, ce sont ces gens-là qui sont les favoris de la destinée. (Chapitre XV)


L'idée de la Providence

Liberté individuelle et ordre cosmique

Zadig reflète des interrogations philosophiques de Voltaire aux alentours des années 1740. Il s'agit alors pour lui de rendre compatible la liberté de l'individu et les exigences d'un ordre universel. Le roman résout ce dilemme grâce à la notion de Providence, c'est-à-dire grâce à l'idée que l'univers est régi en profondeur par la volonté de Dieu. Seule cette idée permet alors aux yeux de Voltaire de garantir à la fois la liberté particulière de l'homme et l'harmonie universelle du cosmos.
Leur conciliation cependant est loin d'être évidente, comme l'atteste la méditation cosmique de Zadig lors de sa fuite vers l'Égypte. La contemplation du ciel étoilé, image sereine d'un ordre immuable, l'amène dans un premier temps à relativiser les affaires humaines et ses malheurs:

Il se figurait alors les hommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie semblait anéantir ses malheurs en lui retraçant le néant de son être et celui de Babylone. (Chapitre IX)

Cette contemplation à partir de l'infini produit une mise à distance de la vie terrestre ; elle procure à Zadig un sentiment de calme:

Son âme s'élançait jusque dans l'infini, et contemplait, détachée de ses sens, l'ordre immuable de l'univers. (Chapitre IX)

Mais à peine a-t-il abandonné le point de vue des étoiles, pour retrouver celui des affaires humaines, qu'il replonge dans la dépression:

Il ne voyait dans la nature entière qu'Astarté mourante et Zadig infortuné. (Chapitre IX)

Le héros errant sur la route de l'Égypte est ainsi livré « à ce flux et ce relfux de philosphie sublime et de douleur accablante [...] » (Chapitre IX). Il s'aperçoit à quel point il est difficile de relier l'absurdité de la conditon humaine à l'ordre supérieur de la Providence.

La solution proposée par Leibniz

C'est pourtant cette difficile synthèse que Voltaire tente de réaliser dans Zadig, afin de concilier une certaine liberté humaine et l'ordre de la Providence. Il veut maintenir l'idée de Dieu, tout en ne privant pas complètement l'homme de sa liberté. Pour y parvenir, il s'inspire des idées du philosophe allemand Leibniz (1646-1716). Dans un livre intitulé Essai de Théodicée, Leibniz s'emploie à rendre compatibles l'existence du Mal et la croyance en la bonté divine, à combiner harmonieursement l'absurdité ressentie par chaque homme en particulier et la cohérence générale de l'univers. L'univers est nécessessairement mauvais, car sa création a entraîné une dégradation de la perfection divine. Mais il est néanmoins le meilleur des univers possibles, puisqu'il doit son existence à un choix de Dieu, qui ne peut être que bon.
Dans cette perspective, l'homme jouit d'une part importante de liberté, même si le déroulement de sa vie lui apparaît souvent confus et incompréhensible, même s'il a l'impression que c'est le Mal qui l'emporte surtout. Au-delà des apparences, la Providence divine s'exerce et travaille à terme au bien des hommes. Idée rassurante qui permet de relativiser la notion de Mal en l'intérgrant à l'ordre naturel des choses. Contrairement aux idées pessimistes qu'il développera plus tard dans Candide, Voltaire adopte, au moment où il écrit Zadig, les grandes lignes de l'optimisme de Leibniz. Il croit alors fermement à la Providence. Au moment où Zadig, exaspéré par ses malheurs, se met à « murmuer contre la Providence » et à « croire que tout [est] gouverné par une destinée cruelle qui [opprime] les bons [...] » (Chapitre XVII), l'ange Jesrad intervient opportunément pour lui prouver le contraire.

(Le texte si-dessus a été copié du Profil d'une oeuvre)

La querelle Leibniz-Voltaire

Voltaire a placé le problème moral de la liberté au cœur de ses réflexions. Le choix du conte philosophique participe de ce vif intérêt. Le conte n'est pas un traité philosophique, il n'a pas à démontrer ni à conclure, mais il peut figurer les jeux du hasard, du destin et de la liberté sur l'existence humaine. Voltaire fut inspiré de cette voie par deux grands philosophes: Spinoza, qui défend que les actions humaines comme celle de Dieu sont régies par la nécessité (véritable position athée à cette époque) ; Leibniz, grand adversaire du précédent, qui nie la liberté humaine en la soumettant à la perfection infinie de l'entendement et de la volonté de Dieu. Pour caractériser la pensée de Leibniz, on parle de « providentialisme », doctrine établissant que tout événement est voulu et causé par Dieu, ce qui en vient à nier l'existence de la liberté humaine, position que Voltaire refuse d'adopter. Pour notre conteur, l'homme subit l'influence de la Providence sans être pour autant privé totalement de liberté. Leibniz fut dès lors la cible privilégiée des railelries de Voltaire: il était non seulement métaphysicien, philosophe au système achevé, mais penseur d'une Providence parfaite régnant sur le destin humain. Dans ces Essais de théodicée (1710), Leibniz concilie l'existence du mal et la justice divine. Si l'univers semble imparfait, c'est parce que nous ne pouvons en percevoir la totalité qui, elle, répond d'une parfaite harmonie. C'est aussi que chaque être (chaque monade, selone la terminologie leibnizienne) tend à sa réalisation en dépit des autres, d'où certains conflits ou malheurs. Mais l'univers n'eût pu être plus parfait qu'il est: Dieu a créé « le meilleur des mondes possibles ». Tout n'est pas bien, mais le Tout est parfait, harmonieux. La création est alors une sorte d'équilibre d'où la liberté humaine est absente.
Voltaire s'est toujours méfié des systèmes abstraits, qui lui paraissent stériles. Conteur ironique avant d'être philosophe, expérimentant les genres plutôt que concluant sur la métaphysique, Voltaire règle son compte à Leibniz dans Zadig (cf. en particulier le chapitre XVIII), mais surtout dans Candide. Voltaire défend l'idée de progrès, il n'est pas pessimiste dans son ironie, mais la « rage de soutenir que tout est bien quand tout va mal » l'exaspère. Il répugne aux réponses par les systèmes métaphysiques et leur préfère l'exploration. Pour lui, comme on le comprend par une lecture attentive de Zadig, l'homme ne peut pas saisir le mystère de l'existence: on n'a pas accès à la science des causes premières, à la métaphysique. Autant laisser ces questions à d'autres genres, à d'autres formes, à d'autres hommes, car le destin n'est écrit nulle part, car les événements se rebiffent toujours contre toute interprétation philosophique préétablie. Pour Voltaire, l'existence est en excès, sans logique, à expérimenter et non à théoriser.

Le débat philosophique

Si l'on veut véritablement mettre en perspective l'interrogation profonde de Zadig, force est de rétablir sa place dans la querelle philosophique de la Providence et les démêlés scientifiques sur le rôle du hasard ou de l'entendement divin dans l'organisation de l'univers. Voilà donc la référence intellectuelle majeure du conte de Voltaire, référence qui en suggère la dimension pédagogique et vulgarisatrice.
La principale cible de Voltaire, lorsqu'il tâche de mettre à terre les prétentions métaphysiques des philosophes, est Leibniz. La métaphysique explique les causes de l'existence, elle se réfère à des explications qui sont au-delà de la nature, de la physique, de l'apparence sensible, pour comprendre le monde. La métaphysique présente un système de causalités qui nous dépasse.
Au rebours de cela, Voltaire veut penser l'homme à partir de l'homme ; il écrit un conte pour en découdre avec les prétentions métaphysiques. La destinée l'intéresse, mais il n'entent pas répondre au problème en métaphysicien: il veut expérimenter la réflextion, aux prises avec les aventures d'un personnage inventé, schématique, instrument d'une philosophie ironique et antidogmatique. Leibniz, au contraire, propose une interprétation de la destinée en termes métaphysiques: les causes des actes humains sont inaccessibles à notre entendement, mais elles sont rationnelles et décidées par Dieu. La destinée humaine est donc prédéterminée par Dieu et elle ne paraît mauvaise que parce que nous ne voyons pas la totalité du tableau: le mal est un point de vue humain. En outre, l'univers créé par Dieu serait le « meilleur des mondes possibles », c'est-à-dire qu'il faut reconnaître la perfection de la Providence et la finitude de l'entendement humain comme l'absence de toute liberté pour la monade qu'est l'homme. Voltaire s'oppose à cette interprétation métaphysique de la destinée, car il prétend à une liberté humaine, à une faculté de progrès, à une vertu d'apprentissage.
Voltaire tâche d'éclaircir le problème de la destinée et des ses aléas, tout en affirmant que seules les actions vécues peuvent pallier l'absence de compréhension. C'est toujours réaffirmer la pratique, c'est-à-dire l'action, mais aussi la pratique de la pensée, du doute contre le dogmatisme, contre ce qui est clos et fini.


« L'Ermite » et la question de la Providence

Il importe que le chapitre « L'Ermite » soit placé à la fin du conte, comme couronnement des aventures initiatiques de Zadig. Sa situation dans l'œuvre lui confère un statut conclusif et moral, l'ermite incarnant la figure du sage, propre à délivrer une leçon sur l'existence attendue par le jeune Zadig, en proie aux doutes et au désespoir. Quand on s'interroge sur le destin, il faut laisser au personnage le temps de parcourir des aventures diverses, de connaître les expériences nécessaires à la maturité et de faire les rencontres multiples ; en un mot, de dessiner une carrière, une évolution faisant alterner périodes de chance et de malchance, tout cela afin qu'on puisse tirer quelque conséquence morale de ce parcours.

Les aléas du sort de Zadig semblent nier l'existence d'une Providence, c'est-à-dire d'une volonté divine qui dirige l'univers, au profit de l'affirmation d'un hasard sans sens ni justice. L'épisode de l'ermite, la rencontre avec celui qui se retire de la communauté des hommes pour faire l'exercice solitaire de la sagesse, cristallise la réflexion menée par le conte sur le rôle de la Providence dans la destinée humaine. L'ermite se métamorphose en Ange et révèle l'existence d'une Providence, mais dont les choix demeurent obscurs pour l'homme. Ce chapitre délivre la façon déiste de Voltaire, mêlée d'arguments leibniziens vulgarisés: on ne saurait comprendre la portée du conte sans interpéter de près cet apologue essentiel.

L'intervention du merveilleux dans le conte signfie que l'homme, de son point de vue limité, ne peut lui-même comprendre la destinée qui lui apparaît comme pur hasard alors qu'il s'agit bien d'un exercice de la Providence, pour lui inintelligible. S'il y a des étapes, c'est que l'homme peut apprendre, qu'il peut progresser, mais la leçon finale est celle d'un ange, d'un être supérieur qui voit plus loin et mieux que nous. Voltaire offre ici une leçon de relativité: nous croyons bien trop à la puissance absolue de notre raison. Nous faisons de grands discours, nous nous prétendons métaphyisiciens, mais nous sommes en fait incapables d'expliquer la cause des événements, de justifier pleinement nos actes. Le Bien et le Mal, à l'aune de la relativité humaine révélée, ne peuvent plus se décréter si facilement. Il ne faut pas tenter d'intervenir sur le destin: il faut reconnaître l'existence du Mal, mais que notre vue peut parfois considérer un Bien comme mauvais, alors qu'il faudrait voir les choses autrement, ce que, par nature, nous ne pouvons faire.

Puisque nous ne connaissons pas la finalité des choses, puisque nous ne saurions entrevoir la cause ou les principes du Mal, du Bien, apprenons qu' « on ne [connaît] pas les voies de la Providence, et que les hommes [ont] tort de juger d'un tout dont ils n'[aperçoivent] que la plus petite partie ». L'incompréhension ne doit pas pousser l'homme à nier un principe qui le dépasse en fait. On doit reconnaître sans connaître. Voltaire argumente donc en faveur d'une Providence, comme Leibniz, sans pour autant nier la liberté humaine de progresser, d'agir en connaissance de sa finitude. Chez Leibniz, la volonté divine, le programme de la Providence, annule la liberté humaine, tandis que chez Voltaire, l'homme doit apprendre qu'il n'y a pas de théorie de l'existence, mais que l'absence de certitude n'empêche pas le bonheur.
C'est là que la réflexion propre au conte prend tout son sens: alors que la philosophie devrait imposer ses conclusions sous forme d'exposé rigoureux, Voltaire peut distiller la leçon de l'ermite-ange à l'intérieur du chapitre, sous forme progressive, mais toujours en la reliant à l'expérience faite devant et pour Zadig. L'ange pourrait venir et dire ce qu'il apprend à la fin, au lieu de quoi il noue un pacte avec le héros pour tâcher d'éprouver son bon sens et les limites de sa morale. Il montre à Zadig qu'il juge trop vite et en fonction de critères non avérés. L'ange infirme l'existence du hasard, l'interprétation en faveur d'une absurdité des événements, non par théorie, mais à l'issue d'une série d'épreuves, d'expériences: « Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans l'eau par hasard, que c'est par un même hasard que cette maison est brûlée: mais il n'y a point de hasard, tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. » C'est dire que chaque événement possède une cause qui nous échappe.

Zadig doit faire l'expérience progressive de ce qui apparaît comme absurde au regard humain pour « adorer » in fine la Providence. Si l'ange avait professé à la manière théorique, abstraitement, Zadig n'eût rien appris, n'eût donc pas compris. La réflexion dans le conte philosophique passe par l'exemplification des problèmes dans l'expérience des personnages. Toute preuve, toute réflexion procède de l'épreuve, de la matérialité de l'expérience et non des spéculations ou postulats théoriques. La manière de la leçon est en elle-même la leçon.


Le bonheur, une idée neuve

La nature de l'homme lui donne le droit et même parfois le devoir de se rendre heureux et de contribuer au bonheur de ses semblables, alors que du point de vue théologique, seul Dieu, sa Providence, sa Grâce, peut accorder le bonheur à l'homme. Zadig impose la question au centre du récit: le héros du conte cherche le bonheur (les conclusions des chapitres IV et V reviennent toutes deux sur cette notion), c'est cette quête qui mène les aventures. En outre, Zadig ou la Destinée touche aux questions de la Providence: est-ce que Dieu veut et peut quelque chose sur nos vies? Et, s'il en décide, comment agir pour qu'il nous incline au bonheur et non au malheur?
Dans la dernière de ses Lettres philosophiques (1734), la vingt-cinquième, Voltaire rejette la posture pascalienne, janséniste, de l'existence, qui nous soumet entièrement au vouloir divin en imposant la théorie de la Grâce. Autrement dit, l'homme ne peut rien pour son bonheur,il est élu ou non par la Providence divine. Voltaire refuse de condamner les chances de bonheur sur cette terre et de tourner l'homme contre lui-même. Ainsi, chez Voltaire comme chez nombre de philosophes du temps, il y eut une forte réhabilitation des passions, de la sensibilité, de la raison (du bon sens, contre les préceptes dogmatiques de la religion), voire de l'amour-propre. La leçon de Candide, comme celle de Zadig, conduit à connaître davantage sa propre nature pour faire bon usage de soi et travailler à son bonheur propre, non en vertu de lois générales humaines, mais dans une recherche pleine de bon sens et d'humilité anti-métaphysique.

La quête du bonheur

Chapitres I et II

  • Quête du bonheur par l'amour, puis le mariage. Cependant, désillusion rapide

Chapitre III

  • Quête du bonheur par l'étude des sciences naturelles et la philosophie, la retraite. Cependant, désillusion: risque de condamnation pour ses observations (cf. voir L'illusion du savoir)
  • Il ne faut pas se retirer loin des hommes ; le philosophe doit être d'utilité publique!

Chapitre IV

  • Recherche du bonheur dans les arts et le plaisir des fréquentations d'hommes savants. Danger des savants et des prêtres: Zadig est accusé de blasphème et risque d'être empalé
  • Plaisirs d'une compagnie agréable: jalousie de l'Envieux qui entraîne la condamnation à mort de Zadig
  • Les risques de la jalousie sociale pour l'honnête homme (cf. voir L'illusion sociale et politique)

Chapitres V, VI et VII

  • Ascension sociale de Zadig: il se croit heureux puisqu'il a la faveur du roi
  • Nouvelle déception: le mal est partout

Chapitre VIII

  • L'exil, la fuite: vision pessimiste de la vie, le destin semble s'acharner contre les bons
  • Quel est le sens de la vie? Comment l'homme peut-il être heureux?

Chapitre IX

  • Découverte de l'ailleurs ; méditation philosophique / cosmique (ce pressentiment sera confirmé par l'ange Jesrad: l'Homme n'est pas le jouet d'incidents fortuits, mais a affaire à des événements providentiels): distanciation, relativisation des affaires humaines ; l'Homme n'est qu'un atome dans l'univers
  • Sagesse intellectuelle, justesse des raisonnements, connaissances théoriques: apprentissage concret de la réalité, sagesse plus terre à terre cf. exil, esclavage

Chapitre XVIII

  • Zadig est incapable de lire le livre des Destinées, mais il est « l'élu », le seul homme qui mérite d'être éclairé
  • Il a déjà joué auprès du pêcheur le rôle de la Providence en changeant sa destinée
  • L'ange Jesrad donne à présent une leçon de sagesse à Zadig pour qu'il comprenne les volontés de l'Être suprême, de la Providence: les hommes ne voient qu'une partie, ne comprennent pas le grand tout. L'ange lui apprend que le mal est nécessaire, que nous vivons dans le meilleur des mondes (pressentiment qui est confirmé par l'ange Jesrad). L'Homme n'est pas le jouet d'incidents fortuits, mais a affaire à des événements providentiels, que le mal sert à éprouver le juste, que du mal va naître le bien: « il n'y a point de hasard »
  • Zadig accepte le principe d'un ordre supérieur et en même temps la nécessité d'aller à Babylone et de prendre son destin en main: il ne se lamente plus sur son sort (leçon tirée par Arbogad, cf. voir la leçon tirée d'Arbogad). Il réclame son armure et réussit l'épreuve des énigmes. Il est roi. Fin optimiste: le roi (Zadig) est heureux. Il est aimé, a des amis et assure le bonheur de ses citoyens.

Cette harmonie ne peut s'établir qu'à condition que l'Homme se soumette à la Providence, donc qu'il accepte l'idée qu'il n'est pas entièrement libre, mais soumis à une nécessité qui le dépasse ; mais la conception de la Providence (le mal n'est pas gratuit ; du mal naît le bien) sauve notre destinée de l'absurde, car le mal est justifié par le fait qu'il génère. Si nous maintenons le « mais », si nous voyons notre destinée comme fatale et absurde, alors la vie de l'homme est foncièrement tragique.
Pris isolément, chaque épisode vécue par Zadig - qu'il s'agisse d'un moment de gloire ou de bonheur - semble être le fruit d'un hasard (cf. aussi le perroquet). Mais une fois qu'on connaît la fin du conte, qu'on a lu les explications de l'ange Jesrad, on comprend que le mal n'est pas gratuit. L'ange Jesrad vient à la rencontre de Zadig au moment où son désespoir a atteint son paroxysme et où il esquisse enfin un mouvement de révolte contre les injustices que le sort lui a réservées.


La Providence et le problème du mal

Le héros aux prises avec l'énigme du mal

Les chapitres XIV à XVI prolongent et accentuent la réflexion sur le problème du mal. Qui est responsable des malheurs humains? Zadig se trouve confronté à des récits qui semblent violer les lois logiques de la morale qui voudraient qu'un vertueux soit heureux (le pêcheur, Astarté), tandis qu'un voleur immoral ne le soit pas. Or, c'est bien le contraire qui se produit. Dieu serait-il donc injuste? L'univers ne serait-il qu'un chaos où le hasard provoque les événements? Est-ce que l'existence du mal doit faire conclure qu'il n'y a pas de Providence? Même si l'on constate dans ces trois récits que les passions humaines (cupidité, jalousie, envie, haine) causent les infortunes des personnages, la question demeure toute entière, car la responsabilité humaine ne saurait expliquer les aventures de Zadig. Ainsi, le conte de Voltaire hésite entre le providentialisme (c'est Dieu qui décide des événements) et le hasard (cause fortuite). En outre, si l'on reconnaît l'existence de la Providence, pourquoi la volonté de Dieu autorise-t-elle le mal à s'accomplir?

Le mal dans Zadig

Mal inhérent à l'Homme, c'est-à-dire présent dans la nature humaine cf. la méchanceté et les défauts de l'être humain:

  • L'envie (Arimaze)
  • La luxure, la débauche, l'immoralisme (les prêtres, Orcan)
  • La sensualité, la lubricité excessive (Missouf, les courtisanes)
  • Les caprices (Missouf)
  • L'inconstance, la frivolité - surtout des femmes (Sémire, Azora)
  • Les passions telles que la colère et la jalousie (Moabdar, Clétofis)
  • La gourmandise et la paresse (Ogul)
  • La cupidité, la vénalité (les juges, les prêtres)
  • L'avarice (l'hôte avare)
  • L'orgueil, la vanité, la prétention (Itobad, Hermès, l'hôte riche)
  • L'injustice et la cruauté, la lâcheté (Itobad)
  • La bêtise, en général associée à l'ignorance ou à la prétention (Itobad)
  • La passivité, l'inaction, les lamentations (Zadig, le pêcheur)

Mal social (critique sociale) - Les défauts de la société:

  • L'hypocrisie prédominante à la cour du roi
  • Le favoritisme (Orcan est le neveu d'un ministre ; Moabdar fait de Zadig son favori et le désigne comme ministre)
  • Les intrigues et les cabales, l'espionnage réciproque
  • La médisance, la jalousie, l'envie (l'Envieux)
  • La versatilité du sort des sujets du roi
  • La superficialité et la frivolité des courtisans et des courtisanes (babillage vain, flatteries)
  • Le libertinage et relâchement des mœurs, la lubricité
  • Société où le paraître l'emporte sur l'être: vanité, prétention a plus d'importance que la sincérité, la vertu
  • L'arbitraire de la justice, sa vénalité (ces gens ont obtenu leur poste grâce au système du favoritisme)
  • On juge sur les apparences, non sur le fond cf. histoire du chien et du cheval: justice arbitraire, expéditive, injuste
  • Injustice sociale: souvent les méchants restent impunis et les honnêtes gens sont punis (cf. Orcan et le pêcheur)
  • Incompétence et cupidité des médecins: Hermès plus préoccupé de sa gloire que de l'efficacité de ses remèdes
  • Béatitude admirative des gens devant l'incompétence pourvu qu'elle ait la faveur du roi
  • Les superstitions (religieuses, scientifiques, médicinales): le nez, le griffon, ...
  • L'excès d'influence des prêtres et de l'Église

Philosophie ou théologie face à la Providence?

Le débat théologique sur la Providence repose sur une contradiction: comment poser à la fois la perfection divine (véracité, bonté, toute-puissance, infinité) et comprendre l'existence du mal et de l'injustice sur terre, si ce Dieu a tout créé? La théologie chrétienne a résolu ce paradoxe grâce à la doctrine du péché originel: l'homme seul est pécheur. Dieu a mis en l'homme un libre arbitre qui l'autorise à choisir le mal et l'en rend responsable. L'innocence de Dieu est donc sauve. Cependant, jusqu'où va la liberté humaine? L'homme est-il assez libre pour n'être déterminé par aucune autre force que sa propre volonté? Peu de philosophies vont en ce sens. D'autre part, certaines catastrophes naturelles (cf. la réflexion sur le tremblement de terre de Lisbonne) accablent des innocents sans que nul homme n'en soit responsable. Qu'en est-il du rôle de Dieu dans cette forme apparente d'injustice? La notion de Providence vient alors résoudre le paradoxe: les malheurs que nous croyons tels ne sont injustifiables et incompréhensibles qu'aux yeux de l'homme, mais ils participent du parfait projet divin. À l'échelle humaine, ce qui semble chaos n'en est pas moins ordre aux yeux de Dieu. C'est ce que dit le proverbe « À quelque chose malheur est bon ». Seul Dieu sait où va le monde et maîtrise la raison des choses.


En bref...

  • Le conte de Voltaire hésite entre providentialisme et hasard
  • La Providence existe-t-elle puisqu'il y a existence du Mal dans le monde? Si oui, pourquoi Dieu autorise-t-il le Mal? Dieu est-il injuste?
  • Seule la responsabilité humaine ne peut expliquer les aventures de Zadig
  • Pour l'Homme, la destinée est un pur hasard. Cependant, l'homme a un point de vue limité. Le destin nous paraît mauvais car nous ne voyons pas la totalité du tableau: il ya des événements qui nous échappent. Les causes des actes humains sont inaccessibles à notre entendement
  • Mais: ce n'est pas du hasard. Il s'agit plutôt d'un exercice de la Providence, exercice rationnel et décidé par Dieu
  • S'il y a des étapes, c'est que l'Homme peut progresser, qu'il peut apprendre, mais la leçon finale est celle d'un ange, d'un être supérieur qui voit plus loin et mieux que nous
  • Question de la relativité: nous croyons bien trop à la puissance absolue de notre raison alors que nous, en tant qu'être de chair et de sang, sommes incapables d'expliquer la cause des événements
  • Il ne faut pas intervenir dans le destin, il faut reconnaître le Mal en tenant compte que nous considérons parfois un Bien comme mauvais, alors qu'il faut regarder les choses autrement ce qui est de nature pas faisable pour l'être humain
  • Voltaire argumente donc en faveur de la Providence, sans pour autant nier la liberté humaine de progresser, d'agir
  • L'Homme doit apprendre qu'il n'y a pas de théorie de l'existence, mais que l'absence de certitude n'empêche pas le bonheur
  • L'ange Jesrad infirme l'existence du hasard: « il n'y a point de hasard, tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance »
  • Chaque événement possède une cause qui nous échappe, raison pour laquelle c'est incompréhensible et injustifiable pour l'Homme
  • Le monde est une harmonie universelle où chaque élément, quelque fortuit qu'il paraisse, a sa place
  • Les méchants sont nécessaires pour éprouver les quelques justes vivants

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