L'illusion sociale et politique

(Le texte suivant a été copié du Profil d'une oeuvre ; Zadig pp.50-51)

Les méfaits de l'envie

Zadig croit enfin pouvoir mettre facilement ses talents au service des autres. Dans le domaine privé, il peut ainsi, pour se consoler de ses malheurs amoureux et scientifiques, mettre à la disposition des « plus honnêtes gens » et des « dames les plus aimables », « une maison ornée avec goût, où il rassemblait tous les plaisirs ». (Chapitre IV.) Grâce à sa fortune personnelle, Zadig tente de recréer un havre de paix, où il peut exercer en toute quiétude ses dons pour la convivialité et l'extrême raffinement de la civilisation. (Chapitre IV) Grâce à cela, il devient un personnage très en vue à Babylone.
Mais une fois encore, Zadig va connaître l'échec. Son bonheur, fondé sur son charme personnel et sur la reconnaissance par les autres de ses mérites, ignore de manière utopique le sentiment qui gouverne très souvent les rapports sociaux, c'est-à-dire l'envie. Dès qu'un être sort de l'ordinaire, devient pour les autres une référence, exerce sans entraves sa capacité d'agir, il suscite la jalousie et l'aigreur d'une partie de ses contemporains. Pour Voltaire, lui-même en butte à des ennemis jaloux de son succès, l'envie est le symbol du mal social, qui promeut les médiocres au détriment des talents authentiques. Fondée sur la haine, l'envie tente de détruire chez l'autre ce qu'elle ne peut obtenir par elle-même.
Elle est incarnée dans le roman par Arimaze. (Chapitre IV) Le nom d'Arimaze n'est pas choisi au hasard. Il est forgé à partir d'Ahriman qui, dans la philosophie de Zoroastre, incarne le principe du mal ; il s'oppose au principe du bien, Ohrmazd, que Voltaire invoque souvent dans Zadig sous le nom d'Orosmade. Zadig, dont la règle de conduite est la recherche du bien, a pour ainsi dire engendré, avec le personnage d'Arimaze, une contrepartie diabolique:

Cet homme, qu'on appelait l'Envieux dans Babylone, voulut perdre Zadig, parce qu'on l'appelait l'Heureux. (Chapitre IV)

Les vicissitudes de la Cour

A la suite d'un renversement de situation, qui a déjoué les intrigues d'Arimaze, Zadig devient le conseiller (Chapitre IV), puis le premier ministre du roi Moabdar (Chapitre VI). Il peut ainsi mettre au service des Babyloniens ses hautes conceptions de pouvoir politique et judiciaire. Voltaire transpose dans ces épisodes ses propres expériences au service de Louis XV, puis du roi de Prusse Frédéric II. Il y exprime son idéal du ministre philosophe, travaillant à l'instauration d'une monarchie eclairée. Inaccessible à l'envie et à la flatterie, le véritable conseiller du roi doit se montrer seulement préoccupé de justice et de bien public.
Une fois premier ministre, Zadig « fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois et ne fit sentir à personne le poids de sa dignité ». (Chapitre VI) Insensible aux vanités que procure habituellement l'exercice de pouvoir, il sait écouter les opinions des autres et ne pas se montrer autoritaire: « Chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui déplaire ». (Chapitre VI) Voltaire, qui toute sa vie a combattu les abus du système judiciaire en France, souvent inspiré par l'arbitraire et par le fanatisme, réalise, grâce à la fiction du conte, son idéal d'une justice libérale et réellement équitable. Le « grand principe » qui anime Zadig, dont le nom signifie « le Juste » en hébreu, est « qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ». (Chapitre VI)
Zadig pense alors avoir atteint un bonheur authentique, où les conflits se dissipent dans une réconciliation universelle. Il finit par « croire qu'il n'est pas difficile d'être heureux ». (Chapitre IV) Ainsi se réalise momentanément, au niveau de la fiction, l'idéal cher à Voltaire d'un grand roi, accessible aux idées généreuses et conseillé par un ministre sage.
Cette nouvelle illusion sera de courte durée. Selon un schéma parrallèle à celui qui avait mit un terme à ses illusions sociales, Zadig va connaître la disgrâce à cause de l'envie et de la calomnie:

Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout de son mérite. (Chapitre VIII)


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