La confession de Tarrou

Sur le toit de la maison du vieil asthmatique d'où ils regardent la mer, Tarrou se confie à Rieux. Il devient alors le narrateur et parle de la peste à un niveau métaphorique: « Disons pour simplifier que je souffrais déjà de la peste (le Mal) bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C'est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. » (p.248) Tarrou veut se battre contre tous les fléaux porteurs de mort (les pestiférés) et dit qu'il a toujours voulu en sortir.

Pour expliquer son cheminement politique et moral, il revient sur sa vie passée: « Quand j'étais jeune, je vivais avec l'idée de mon innocence, c'est-à-dire avec pas d'idée du tout. [...] Tout me réussissait, j'étais à l'aise dans mon intelligence, au mieux avec les femmes, et si j'avais quelqlues inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. » (pp.248-249)
Son père était avocat général, sa mère simple et effacée. Son père s'occupait de lui avec affection et il croit même qu'il essayait de le comprendre. Il sait à présent que son père avait des aventures amoureuses et « il est loin de s'en indigner. [...] Pour parler bref, il n'était pas très original et aujourd'hui qu'il est mort, il se rend compte que s'il n'a pas vécu comme un saint, il n'a pas été non plus un mauvais homme. Il tenait le milieu, voilà tout, et c'est le type d'homme pour lequel on se sent une affection raisonnable. » (p.249) Sa manie était d'étudier le grand indicateur Chaix pour connaître les heures de départ et d'arrivée des trains ainsi que les combinaisons d'horaires et le kilométrage exact. Tarrou explique: « Cela m'amusait beaucoup, et je le questionnais souvent. Ces petits exercices nous ont beaucoup liés l'un à l'autre, car je lui fournissais un auditoire dont il appréciait la bonne volonté. Quant à moi, je trouvais que cette supériorité qui avait trait aux chemins de fer en valait bien une autre. » (pp.249-250)
Enfant et adolescent, Tarrou était donc en admiration devant ce père. Or, c'est cette même personne qui a changé sa façon de voir le monde et qui a donc influencé sa trajectoire, même si Tarrou tient à souligner que « pour finir, il n'a eu qu'une influence indirecte sur ma détermination. Tout au plus m'a-t-il fourni une occasion. » (p.250)

Ainsi, c'est après avoir assisté à l'âge de 17 ans à une affaire importante en cour d'assises, présidée par son père et qui se clôt par la condamnaion du prévenu que Tarrou est horrifié: il estime en effet que la peine de mort est « ce qu'on appelait poliment les derniers moments et qu'il faut bien nommer le plus abject des assassinats. A partir de ce jour, je ne pus regarder l'indicateur Chaix qu'avec un dégoût abominable. A partir de ce jour, je m'intéressai avec horreur à la justice, aux condamnations à mort, aux exécutions et je constatai avec un vertige que mon père avait dû assister à plusieurs reprises à l'assassinat et que c'était les jours où, justement, il se levait très tôt. » (p.251) Il dit qu'il n'osait pas en parler à sa mère, mais comprenait qu'elle vivait dans la résignation: « elle avait été pauvre toute sa vie jusqu'à son mariage et [...] la pauvreté lui avait appris la résignation. » (p.251) Au bout d'un an, Tarrou quittera sa famille et militera au sein d'un parti hostile à la peine de mort.

Même s'il a rompu avec sa famille, il est allé voir ses parents et il nous apprend qu'avec le temps, il a même pardonné à son père: il ne le rend pas responsable de son cheminement personnel ni ne condamne l'homme qu'il était: « Par la suite, assez longtemps après cependant, je revins régulièrement voir ma mère et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n'avais pas d'animosité contre lui, seulement un peu de tristesse au coeur. Quand il mourut, je pris ma mère avec moi et elle y serait encore si elle n'étaite pas morte à son tour. » (p.252)

Le parcours de Tarrou est donc marqué par cette expérience à la cour d'assises: « J'ai connu la pauvreté à 18 ans, au sortir de l'aisance. J'ai fait mille métiers pour gagner ma vie. Ça ne m'a pas trop mal réusisi. Mais ce qui m'intéressait, c'était la condamnation à mort. Je voulais régler un compte avec le hibou rouge. En conséquence, j'ai fait de la politique comme on dit. Je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout. J'ai cru que la société où je vivais était celle de la condamnation à mort et qu'en la combattant, je combattrais l'assassinat. » (p.252) Un « pestiféré » étant une personne atteinte de la peste, Tarrou utilise ce terme pour désigner une personne qui, de façon directe ou indirecte, donne la mort et l'utilise donc comme synonyme pour « meurtrier ». Or Tarrou s'est aperçu avec répulsion que son groupe politique - en principe défenseur de l'humanité - acceptait que l'on fusille des ennemis de son parti. En conséquence, il rejette toutes les excuses et tous les compromis et tourne radicalement le dos aux « grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges », mais aussi aux petits pestiférés: « je répondais que les grands pestiférés [...] ont aussi d'excellentes raisons dans ces cas-là, et que si j'admettais les raisons de force majeur et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pouvais pas rejeter celles des grands. » (p.254)

Tarrou ne peut pas pour autant se défaire de cet insupportable sentiment de culpabilité: « Cela fait longtemps que j'ai honte, honte à mourir d'avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. [...] Oui, j'ai continué d'avoir honte, j'ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j'ai perdu la paix. Je la cherche encore aujourd'hui, essayant de les comprendre tous et de n'être l'ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu'il faut faire ce qu'il faut pour ne pas être un pestiféré et que c'est là ce qui peut, seul, nous faire espérer la paix, ou une bonne mort à son défaut. C'est cela qui peut soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. Et c'est pourquoi j'ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu'on fasse mourir. » (pp.254-255)
Tarrou retient qu'il faut limiter la redoutable contagion de la peste au prix d'une lutte de tous les instants. Il faut livrer un combat déterminé contre tout ce qui asservit l'individu, contre tout ce qui contraint la condition humaine. Voilà pourquoi Tarrou lutte contre l'épidémie aux côtés de Rieux.

Tarrou considère le mal comme une fatalité: le mal est inscrit dans l'homme malgré lui et le plus souvent sans qu'il s'en doute. C'est en cela que sa conception de l'humanité est tragique: « Je sais de science certaine [...] que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne au monde n'en est indemne. Et qu'il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d'un autre et à lui coller l'infection. » (p.225) Il estime qu'il faut « de la volonté et d'une volonté qui ne doit jamais s'arrêter. L'honnête homme, celui qui n'infecte presque personne, c'est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait. Oui, c'est bien fatigant d'être un pestiféré. Mais c'est encore plus fatigant de ne pas vouloir l'être. [...] C'est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l'être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort. [...] Je dis seulement qu'il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu'il faut, autant qu'il est possible, refuser d'être avec le fléau. J'ai compris que tout le malheur des hommes venaient de ce qu'ils ne tenaient pas un langage clair. J'ai pris le parti alors de parler et d'agir clairement, pour me emtre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu'il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. »
D'après Tarrou, l'homme s'arroge le droit de tuer: il croit qu'il faut tuer pour ne pas mourir. Il ajoute pourtant: « Il faudrait, bien sûr, qu'il y eut une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c'est un fait qu'on n'en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C'est pourquoi j'ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d'elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c'est-à-dire à la paix. » (pp.255-256) Et, dans sa soif d'innocence, de pureté et de fraternité, Tarrou aspire à devenir « un saint sans Dieu ». (p.257)
Rieux précise qu'il se «sent plus de solidarité avec les vaincus qu'avec les saints. Il n'a pas de goût [...] pour l'héroïsme et la sainteté. Ce qui l'intéresse, c'est d'être un homme.

(cf. voir Tarrou et la sainteté sans Dieu)

(cf. voir Tarrou et Rieux sont deux hommes révoltés qui, pour des raisons différentes, refusent un ordre du monde régi par la mort, mais qui se caractérisent par une grande capacité de compréhension. Expliquez et illustrez.)

(cf. voir Tarrou comme personnage et son attitude devant la peste)

(cf. voir Les différentes positions adoptées face à la peste)


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