Bonheur et abstraction

Rambert incarne l'étranger en exil. Il est ce séparé, cet exilé qui fait tout pour sortir de la ville, mais ne peut pas. Ses démarches: il veut obtenir un sauf-conduit sous prétexte qu'il n'est pas de la ville. L'emploi du terme «sauf-conduit» ancre le personnage dans la réalité historique du moment de la rédaciton de La Peste. Sans doute, Camus était lui-même en quête d'un laissez-passer pour quitter la France. Dans le roman, Rambert demandera à Rieux un certificat attestant qu'il n'a pas la peste. En effet, il importe à l'écrivain de montrer que Rambert souffra d'abord de ne pas avoir rejoint l'autre, et de tant de choses en suspens. C'est cela toucher le fond de la peste. Le séparé veut s'évader parce qu'il ne peut pas attendre qu'elle ait vieilli, comme Albert Camus le note dans ses Carnets. On peut légitimement penser que Camus a puisé au tréfonds de lui-même pour créer Rambert et écrire ces pages sur la séparation.

Ce qui lie Rieux et Rambert, c'est justement cette souffrance née de la séparation d'avec leur épouse chérie. En effet, Mme Rieux est partie en cure pour des raisons de santé bien avant que les portes d'Oran ne soient fermées. Tout comme pour Rambert, la seule communication qui reste à Rieux est celle, très laconique, par le biais des télégrammes. Tous les deux ont hâte de retrouver leur autre moitié.

Ainsi, en refusant de donner le certificat à Rambert, ce dernier reproche à Rieux d'être dans l'abstraction: « Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l'abstraction. » (p.94-97) Le reproche de Rambert peut paraître, à première vue, injuste car Rieux est plus que tout autre dans la réalité de la peste. Pourtant, à y regarder de plus près, il y a effectivement de l'abstraction dans ce que fait Rieux. A force d'accomplir toujours les mêmes gestes, les mêmes démarches, à force de se trouver devant des situations sans cesse répétées, à force de faire abstraction de tout sentiment personnel pour rester efficace dans la lutte contre le fléau, on devient un robot, une machine dépourvue de sentiments. C'est cela l'abstraction. Et, pour pouvoir continuer son ministère, Rieux doit être abstrait. Et la pitié? Au début, elle touchait Rieux, mais désormais il se rend compte qu'elle n'est pas à la mesure du fléau. Ainsi, « pour lutter contre l'abstraction, il faut un peu lui ressembler. »


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