Un soir, Tarrou et Cottard assistent à une représentation de l'Orphée et Eurydice de Gluck à l'Opéra municipal d'Oran. En effet, la troupe qui s'y trouve bloquée depuis le printemps, rejoue son spectacle chaque vendredi. Les Oranais profitent de ce moment pour oublier leur sort: « L'habit chassait la peste. » (p.203)
Or, la reprise hebdomadaire de cet opéra nous ramène au thème de la répétition, élément constitutif de la condition humaine. En effet, de nouvelles habitudes se sont installées dans cette ville assiégée et maintenant que la peste contrôle la ville d'Oran, la peste accentue jusqu'à la caricature ce mode de vie répétitif. Rappelons que Camus utilise à plusieurs reprises le mot «habitude» pour renvoyer à une médiocrité, parfois consentie, parfois imposée par l'existence. En guise d'exemple l'on pourrait citer Rambert qui doit écouter toujours le même disque ou les cinémas qui repassent sans cesse le même film. Si ces habitudes s'accompagnent d'une abscence de projet et d'une abscence de perspective d'avenir, elles constituent une forme de mort. Et pour souligner l'assimilation entre fléau et habitude figée, écoutons Rieux: « Au matin, ils revenaient au fléau, c'est-à-dire à la routine. »
Par son sujet même, cet opéra est une mise en abyme de la situatin des Oranais, dont maints se trouvent séparés de leur amant du fait qu'il est à l'extérieur de la ville ou qu'il est mort. En effet, le mythe raconte qu'Eurydice, la femme d'Orphée, a été mordue au pied par un serpent. Elle meurt et descend au royaume des Enfers. Orphée y descend et, grâce à sa musique enchanteresse, il réussit à endormir Cerbère, le chien monstrueux à trois têtes qui en garde l'entrée, et les terribles Euménides, ces déesses infernales. Ainsi, il peut approcher le dieu Hadès qu'il peut également faire fléchir grâce à sa musique: ce dernier le laisse partir avec sa bien-aimée à condition qu'elle le suive et qu'il ne se retourne pas ni ne lui parle avant qu'ils ne soient revenus dans le monde des vivants. Or, comme Orphée, qui s'apprête à sortir des Enfers, n'entend plus le pas de sa bien-aimée, impatient de la voir et ayant peur que son amour lui échappe, se retourne et perd ainsi à jamais Eurydice.
Comme Orphée et Eurydice, les Oranais connaissent les douleurs de la séparation, ils vivent un exil douloureux depuis six mois. La séparation est vécue sur scène par le couple mythique et, dans la salle, par les Oranais mis en quarantaine. Dans le mythe, comme à Oran, la mort disjoint ce que l'amour a réuni: là se trouve toute l'horreur de la condition humaine. A Oran, la séparation est une épreuve individuelle et une épreuve collective. Oran est coupée du monde et vit dans la monotonie et dans la répétition qui sont les marques de l'état de peste. A Oran, la peste et la mort font partie de la routine.
L'opéra joue un rôle symbolique: il illustre la descente aux Enfers des Oranais, victimes du fléau. Le chanteur met en scène les différentes étapes de la peste et chacun peut être le témoin impuissant de l'évolution rapide et irrémédiable du mal qui se déroule sur scène. De la même façon, Tarrou et Cottard ne peuvent que constater l'agonie et la mort du chanteur: «une des images de ce qui était leur vie d'alors: la peste sur la scène sous l'aspect d'un histrion désarticulé.» (p.204) La présence de la peste sur scène force le public à retourner à la réalité. Ainsi, l'illusion théâtrale est rompue.
En même temps, le mythe est démythifié. Alors que dans le mythe, Orphée survit à sa bien-aimée et qu'il est condamné à pleurer éternellement son désespoir d'amant solitaire, ici, il meurt sur la scène de l'Opéra d'Oran. La peste change donc le cours même de l'intrigue et pervertit ainsi le sens même du mythe: Orphée n'est plus le poète qui a vu le royaume des morts, celui qui est revenu des Enfers, celui qui sait enchanter par sa musique. Il est à présent «un histrion désarticulé». Le théâtre ne transporte plus, mais il révèle la condition humaine: les hommes sont faibles, pitoyables et mortels.