Table des matières
- Satire et orientalisme
- Le doute, la relativité: le décor du conte oriental
- La source orientale
- Le conte oriental: masque d'une réflexion sur la politique du siècle des Lumières (l'œuvre dans son siècle)
- La philosophie contre les systèmes: le choix du conte oriental
Satire et orientalisme
Mais la satire ne peut jouer à plein que dans le cadre transposé du conte oriental. Rappelons que l'Orient constituait le mythe du pouvoir fanatique et tyrannique, que ce cadre renvoyait d'emblée le lecteur au symbole d'une justice barbare, d'une autocratie obscurantiste en tant qu'elle ne fait nul appel à la raison ou au jugement de bon sens. Jouant comme symbole, et non littéralement, la fiction orientale livrait du même coup une critique constante de l'exercice du pouvoir tel que Voltaire l'observait, non dans la lointaine et mythique Babylone, mais dans l'Europe du XVIIIe siècle. Voltaire fut, ne l'oublions pas, le correspondant de Frédéric II, et même son conseiller temporaire. Comme Diderot avec Catherine II de Russie, Voltaire voulut incarner cette figure du philosophe éclairé, conseillant le roi afin qu'il fût juste. Le monarque doit pouvoir s'abstraire des passions et des attitudes courtisanes, faire preuve de discernement dans l'application des lois ; en un mot, imposer son bon jugement, dirigé par la raison éclairée.
Le doute, la relativité: le décor du conte oriental
À travers sa forme, le conte se moque du sérieux, il remet en question les certitudes, il impose insidieusement le doute sur ce que c'est que connaître. Le héros est confronté à une série d'épreuves, scandées par des rencontres très diverses avec le roi tyran, le brigand, la femme volage, les ambitieux, les représentants de l'institution religieuse, l'ermite. D'une certaine manière, comme Candide, Zadig s'aperçoit qu'il ne sait rien qui puisse s'appliquer systématiquement et le sauver du malheur quand il intervient. La connaissance théorique ne lui sert de rien: il faut privilégier l'expérience, reconnaître la relativité des mœurs, se préparer à l'impuissance, adopter une sagesse de circonstance, fondée sur le constat du relatif et sur l'exercice du doute.
De ce fait, le cadre oriental redouble l'effet de relativité, de distance. Pour l'imaginaire occidental, le monde des terres islamiques représente, depuis les croisades, un miroir universel, qui fascine et inquiète. On présuppose donc que les coutumes (rites religieux, lois du veuvage, du mariage, tyrannie politique) vont étonner le lecteur, provoquer l'étincelle du doute et faire constater la relativité des dogmes, déstabillisant la possibilité même d'établir une vérité universelle. L'Orient incarne donc un cadre privilégié d'aventures extrêmes, où le héros ne doit pas seulement vivre mais aussi survivre. L'apprentissage, dans ce contexte, accentue donc les thèmes de la précarité de la condition humaine, les dangers courus par le héros étant exacerbés par rapport à la vie d'un aristocrate parisien, par exemple. L'homme est a fortiori victime du hasard et du destin quand il connaît la mise en esclavage ou la menace du bûcher. L'orientalisme était donc le meilleur choix pour un conte consacré au thème de la Providence. L'Orient apparaît comme le berceau du fanatisme religieux, où le rapport à Dieu se superpose aux questions existentielles et où la barberie imaginaire implique la réflexion sur le mal et le rôle de Dieu dans les malheurs de la destinée humaine.
Il ne s'agit donc pas seulement d'un effet de mode auquel répond Voltaire, à la suite de la traduction des Mille et Une Nuits, mais aussi d'un choix pertinent pour le sujet évoqué, pour la réflexion sur la Providence. L'étude de Zadig confirme le postulat littéraire suivant lequel une œuvre ne doit pas permettre la distinction entre le fond, que serait la discussion sur la Providence, et la forme du conte oriental. Les deux dimensions s'imbriquent pour signifier davantage, pour que la partie renvoie sans cesse au tout sans le résoudre ni l'exprimer. Enfin, le cadre oriental demeure une technique d'introduction critique de satire et d'ironie, puisqu'il introduit une distance du regard et engage à la comparaison.
(cf. voir L'ironie, la parodie dans Zadig)
(cf. voir La satire dans Zadig)
La source orientale
Zadig répond à la mode orientaliste de l'époque, relancée par la traduction des Mille et Une Nuits. Non content de séduire son public par un décor pittoresque tout particulièrement destiné à la fiction du conte, Voltaire y puise les éléments essentiels d'une rélfexion sur la relativité des mœurs et la remise en cause des croyances. On peut également citer la source d'inspiration des Lettres persanes, roman épistolaire de Montesquieu, lequel prend pour principe la comparaison ironique entre mœurs orientales perses et mœurs occidentales.
Les fictions orientalistes de l'époque sont le support d'une satire féroce de la société, de la politique et de la religion. Le même principe polémique et ironique commande l'écriture de Zadig. Le chapitre XI fait état de barberie de certaines coutumes (exacervée par les rites orientaux, mais qui doit servir de leçon à l'Occident), le troisième attaque la prétention ridicule des travaux scientifiques (Voltaire vise certains membres de l'Académie des sciences), les chapitres I et XVI s'en prennent au dogmatisme ignare des médecins de l'époque. C'est bien la fiction orientale qui sert de point de départ à l'écriture critique du conte de Voltaire, qui ne saurait attaquer directement la justice française, comme il l'a fait du chapitre III en dénonçant l'arbitraire et le caractère expéditif des condamnations.
La critique politique, quant à elle, stigmatise le roi Moabdar, mais il faut y voir la figure de tout monarque abusif, pratiquant la tyrannie, opposée à la figure du monarque éclairé incarnée par Zadig. La fiction orientale, matériau du conte inspiré des Mille et Une Nuits, permet à Voltaire d'effectuer la critique d'un pouvoir autoritaire, arbitraire et violent, en évitant la forme du traité politique. Voltaire a recours à l'ironie, une fois de plus, à l'humour: l'écriture du conte met toujours en avant ses sources, son décor factice. On peut y remarquer un jeu avec l'anachronisme et les incohérences culturelles. Son écriture participe du palimpseste, c'est-à-dire que Voltaire met tout en œuvre pour révéler les ficelles littéraires, les références culturelles, les modèles dont il s'inspire et qu'il parodie. Sans cette distance permanente, cette ironie qui passe par un travail de multiples réécritures, le conte ne pourrait pas appliquer la leçon qu'il suggère au lecteur: refuser d'être dupé. Ainsi, dans Zadig, l'imagination orientale et sa fiction sont à la fois sollicitées et dénoncées.
Le conte oriental: masque d'une réflexion sur la politique du siècle des Lumières (l'œuvre dans son siècle)
Zadig participe de la pensée politique des Lumières en tant qu'il y est question de tyrannie et qu'il en émerge la figure du monarque éclairé. Il ne s'agissait pas de renverser la monarchie, mais bien d'en assurer le juste exercice. Le jeu de Zadig avec le masque orientaliste, met l'accent sur la réflexion politique ; l'Orient symbolisant alors le fanatisme religieux et le pouvoir tyrannique. L'orientalisme était à la mode depuis la traduction des contes des Mille et Une Nuits.
Voltaire ne connaît pas moins condamnations et exil, car Louis XV laissait le parti dévot (il y avait un affrontement de deux grands partis: celui des dévots et celui des philosophes) asseoir son influence en appliquant sévèrement la censure. Zadig répond de ces démêlés avec le pouvoir: le poids de la censure est inscrit dans le conte, tout particulièrement au chapitre IV.
La philosophie contre les systèmes: le choix du conte oriental
Zadig renvoie à son époque parce qu'il en propose une satire transposée. Tout comme les contes des Mille et Une Nuits (et nombre d'autres œuvres), Zadig consacre l'essor d'un engouement pour l'exotisme. Non seulement cet attrait répond à une réflexion sur la relativité des cultures et des civilisations, mais, surtout, l'orientalisme devient un procédé fictionnel de génie, une transposition habile des pensées politiques et morales pour critiquer les institutions d'un régime qu'on ne peut attaquer de plein fouet. À travers un regard étranger, ou bien à travers notre regard sur l'étranger, le philosophe appelle la distance au cœur du projet littéraire. Les choses ne peuvent plus être prises littéralement, mais sont soumises au jugement et au libre examen des lecteurs.
Chez Voltaire, l'orientalisme redouble le choix du genre, celui du conte. Tout vise à déstabiliser le sérieux. Il s'agit donc bien d'un genre qui permet la légèreté et éventuellement l'humour et l'ironie. Le cadre et le genre de Zadig témoignent d'un esprit d'époque ; ils sont aussi les partis pris d'un Voltaire qui répugne à toute pesanteur philosophique, à l'exhibition de ses opinions. Chez Voltaire, homme à mille visages, le conte ne fut pas seulement une mode à suivre, mais l'incarnation privilégiée d'un esprit aspirant à la distance, refusant de se prendre au sérieux.