Lire l'œuvre aujourd'hui

(Extrait tiré de Zadig, pp.17-18)

Zadig n'est pas une œuvre moderne. Il s'agit d'un conte discutant son époque, le siècle des Lumières, mais prônant et pratiquant la distance. Alors pourquoi aller au rebours de son einseignement en tâchant à tout prix de le rapprocher de nous, voire de le plaquer sur notre époque, que Voltaire ignore royalement? Zadig est un art de l'éloignement, une œuvre classique en ce qu'elle propose une fiction emportée de toutes parts au-delà de nous, travaillant à rendre inconfortable notre position, et à la questionner. Peut-être alors qu'il faut, aujourd'hui encore plus qu'hier, rendre à Zadig ce qui est à Zadig: l'effet d'exotisme et l'étrangeté.

Un art de l'éloignement?

Le conte voltairien propose de penser les normes à partir du dehors, de reposer les questions morales, religieuses, sociales avec des termes qui seraient ceux d'une autre histoire, d'une autre civilisation, d'un autre univers de croyances, pouvant même puiser dans la réserve infinie de l'imaginaire et de l'invraisemblable. Le conte, c'est l'autre, et pourquoi ne pas écouter, pour une fois, dans un rapport fondamentalement inégalitaire (nous écoutons et il parle), les yeux grands ouverts sur le passé, admirant le génie du sourire voltairien, en nous taisant? En effet, la fiction orientale est une forme de dialogue intemporel avec une autre culture que celle dans laquelle tel individu évolue. Le conte met à distance pour enseigner la distance même comme indispensable à l'exercice critique de la pensée. On ne saurait résoudre un problème comme celui de la Providence sans discuter avec d'autres époques et d'autres cultures. La distance insiste sur la relativité et fonde le scepticisme de la philosophie voltairienne.

Morale universelle contre particularisme?

S'il faut refuser une interprétation moderniste de Zadig, c'est justement parce que Voltaire cherche lui-même à contourner son époque pour toucher à l'universel. S'il retire du jeu particulier d'une culture et d'un dogme, ne le replongeons donc pas dans nos propres carcans. En effet, en déjouant l'identification du héros, en se moquant des doctes docteurs et des vérités trop vite justifiées par des pouvoirs institués et injustes, Voltaire propose une lecture universelle et critique des grands débats qui agitent les hommes. Pourquoi ne pas partir du conte, de sa structure simple et amusante pour faire réfléchir? Pourquoi ne pas montrer les aventures d'un héros naïf, plein de bon sens et peu au fait des coutumes et conventions pour en démontrer ironiquement l'arbitrarité? Pour écraser le particularisme qui verse toujours dans le fanatisme, Voltaire rejette la particularité. Il multiplie les références, les anachronismes, les symboles, les parodies, et la diversité suffit à brouiller les pistes d'une vérité unique. Force est donc de constater que ce que nous croyons véridique peut n'être qu'opinion, et de reconnaître la place si relative que nous occupons dans l'univers et l'histoire. C'est à travers la réfutation du particularisme que Voltaire prodigue l'universelle leçon de la relativité morale.


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