Les camps d'isolement

Les journaux, naturellement, obéissent à la consigne d'optimisme à tout prix. Ils ne parlent donc pas des familles pauvres qui, du fait de la spéculation, se trouvent dans une situation très péinble, tandis que les familles riches ne manquent à peu près de rien. D'après les journaux, « ce qui caractérise la situation, c'est l'exemple émouvant de calme et de sang-froid que donne la population. [...] Et pour avoir une juste idée du calme et du sang-froid dont il est question, il suffit d'entrer dans un lieu de quarantaine ou dans un des camps d'isolement. » (p.240)

En effet, dans le camp installé sur le stade municipal où il y a plusieurs centaines de tentes rouges, l'immense assemblée d'hommes est curieusement silencieuse. « Les premiers jours on ne s'entendait pas ici... [...] Mais à mesure que les jours passaient, ils parlaient de moins en moins. [...] Au début hurlant leur colère ou leur peur quand ils trouvaient une oreille complaisante. Mais à partir du moment où le camp avait été surpeuplé, il y avait eu de moins en moins d'oreilles complaisantes. Il ne restait donc plus qu'à se taire et à se méfier. [...] Oui, ils avaient tous l'air de la méfiance. Puisqu'on les avait séparé des autres. Chacun avait l'oeil inoccupé, tous avaient l'air de souffrir d'une séparation très générale d'avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien. Ils étaient en vacances. Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu'ils soient des oubliés et qu'ils le sachent. Ceux qui les connaissent les ont oubliés parce qu'ils pensent à autre chose. [...] Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu'ils doivent s'épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. A force de penser à cette sortie, ils ne pensent plus à ceux qu'il s'agit de faire sortir. [...] Et à la fin de tout, on s'aperçoit que personne n'est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu'un, c'est y penser minute après minute, sans être distrait par rien. » (pp.242-243)

Notons que ce «camp d'isolement» nous renvoie aux camps de concentration des nazis: il est entouré des hauts murs de ciment pour rendre l'évasion difficile. Les bruits que les reclus entendent (tramways, entrée et sortie des bureaux) font qu'ils savent ainsi que la vie dont ils sont exclus continue à quelques mètres d'eux, et que les murs de ciment séparent deux univers plus étrangers l'un de l'autre que s'ils étaient dans des planètes différentes.

(cf. voir La Peste a une signification historique: expliquez et illustrez.)


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