Après la peste

Alors même qu'il s'apprête à serrer sa femme dans ses bras, Rambert s'avoue qu'il a changé et que sa vue des choses a changé. Cette accolade ne le soulagera pas définitivement, ne lui permettra pas de retrouver l'insouciance et la légèreté d'avant l'expérience de la peste. La peste a laissé ses marques. Il se préoccupe à présent d'un bonheur généreux et sait que celui-là ne s'atteint pas facilement. Le sentiment de solidarité qui le liait à tous les Oranais au temps de la peste le marque durablement tout comme ce sentiment de fraternité qu'il partageait avec Rieux et Tarrou. Sur le quai de la gare, « il laisse couler ses larmes sans savoir si elles [viennent] de son bonheur présent ou d'une douleur trop longtemps réprimée. [...] Pour le moment, il [veut] faire comme tous ceux qui [ont] l'air de croire, autour de lui, que la peste peut venir et repartir sans que le coeurs des hommes soit changé. » (p.297)

Rieux continue à faire son métier et se déplace vers les faubourgs pour aller voir le vieil asthmatique. Il se sent à la fois séparé de la communauté des Oranais, parce que sa situation personnelle fait qu'il ne peut pas se fondre dans l'allégresse générale, mais aussi lié à cette communauté. Rieux réfléchit sur la situation passée et finit par conclure qu' « à des degrés divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et ces femmes avaient aspiré à une réunion qui n'était pas, pour tous, de la même nature, mais qui, pour tous, était également impossible. La plupart avaient crié de toutes leurs forces vers un absent, la chaleur d'un corps, la tendresse ou l'habitude. [...] D'autres, plus rares, comme Tarrou peut-être, avaient désiré la réunion avec quelque chose qu'ils ne pouvaient pas définir, mais qui leur paraissait le seul bien désirable. Et faute d'un autre nom, ils l'apelaient quelque fois la paix. » (pp.300-301) Cette expérience de la peste qu'ils ont traversée ensemble, a crée des liens profonds. Ainsi, Rieux finit quand même par se fondre dans la masse alors qu'il avance vers les faubourgs. « Peu à peu, il se fondait dans ce grand corps hurlant dont il comprenait de mieux en meiux le cri qui, pour une part au moins, était son cri. Oui, tous avaient souffert ensemble, autant dans leur chair que dans leur âme [...] » (p.301) La peste était une expérience autant individuelle que collective. Et, alors qu'il se tient sur la terrasse du vieil asthmatique où jadis il se tenait en compagnie de son ami Tarrou, dans cette nuit qui était celle de la délivrance et non celle de la révolte, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Rieux est lié à la communauté des hommes, qu'ils soient souffrants ou qu'ils soient heureux.

« Quant au sens que pouvaient avoir cet exil et ce désir de réunion, Rieux n'en savait rien. [...] il pensait qu'il n'est pas important que ces choses aient un sens ou non, mais qu'il faut voir seulement ce qui est répondu à l'espoir des hommes. » (p.301) « Et Rieux pensait qu'il était juste que, de temps en temps au moins, la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l'homme et son pauvre et terrible amour. » (p.302) Ceux-là ont demandé la seule chose qui dépend d'eux. C'en est notamment le cas pour Rambert: « Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s'il est une chose qu'on puisse désirer toujours et obtenir quelque fois, c'est la tendresse humaine. » (p.302) Malheureusement, pour Rieux, le bilan à ce niveau-là, est négatif: il a perdu son épouse et son ami. Ses réflexions montrent pourtant que malgré son engagement et l'observation stricte des mesures, il est un grand défenseur de l'amour.

« Pour tous ceux, au contraire, qui s'étaient adressés par-dessus l'homme à quelque chose qu'ils n'imaginaient même pas, il n'y avait pas eu de réponse. Tarrou avait semblé rejoindre cette paix difficile dont il avait parlé, mais ils ne l'avait trouvé que dans la mort, à l'heure où elle ne lui pouvait servir à rien. » (p.302)

Notons que le vieil asthmatique a beaucoup d'estime pour Tarrou dont il dit que « les meilleurs s'en vont. C'est la vie. Mais c'était un homme qui savait ce qu'il voulait. Il ne parlait pas pour ne rien dire. » (p.308) Le vieil asthmatique réfléchit également au sens de la peste: « Mais qu'est-ce que ça veut dire, la peste? C'est la vie, et voilà tout. [...] J'en ai encore pour longtemps et je les verrai tous mourir. Je sais vivre, moi. » (p.308) Ce personnage entame une réflexion sur ce que c'est que la vie et rappelle que l'absurdité, le mal et toutes les autres acceptions qu'on peut donner au mot « peste » font partie de la vie.

Cottard, qui incarne le profiteur de la peste, s'enfuit et devient fou après l'ouverture des portes. Il tire sur la police, blesse un agent et tue un chien avant d'être arrêté. Figuarant le profiteur de la situation, le type de ceux qui, pendant la guerre, ont fait du marché noir et souhaité que l'Occupation se prolonge parce qu'ils en profitent, il est coupable car il « approuve dans son coeur ce qui [fait] mourir des enfants et des hommes. » Rieux l'excuse presque en disant que Cottard « avait un coeur ignorant, c'est-à-dire solitaire. » (p.304) Son arrestation illustre les moments d'épuration à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale: les collaborateurs mais aussi les profiteurs éliminés.

Grand informe Rieux « qu'il a écrit à Jeanne et que maintenant il [est] content. Et puis, il a recommencé sa phrase: J'ai supprimé, dit-il, tous les adjectifs. Et avec un sourire malin, il enlève son chapeau dans un salut cérémonieux. » (p.307) Ce héros qui reconnaît les limites du langage montre qu'il a adopté une certaine distance par rapport à ces problèmes et qu'il prend sa vie en main.


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